« La douleur n’apparaît jamais sans raison. Elle apparaît pour nous forcer à changer quelque chose dans nos vies. »
Le Jitsu a mauvaise presse depuis quelques années. Il est souvent vu comme un aspect secondaire du Kyo, aspect que l’on réduit souvent à un second rôle et que l’on considère brièvement une fois les deux Kyo tonifiés et aussi une fois que les autres composantes du Shiatsu ont été adressées. Ne nous dit-on pas, dès la première année d’étude, qu’il faut faire méthodiquement les deux Kyo en premier pour ensuite terminer avec le Jitsu?
Cette indifférence pour le Jitsu qui, lui, bon an mal an cherche essentiellement à attirer notre attention, me questionne depuis déjà un bon moment!
Loin de moi l’idée de contredire la théorie de Masunaga selon laquelle le Kyo doit être considéré de façon prioritaire ; j’adhère d’ailleurs en grande partie à ce point de vue. Ce que j’aimerais aborder, c’est la valorisation automatique de l’utilisation du Kyo versus le désintéressement presque général concernant le «potentiel curatif» présent dans l’expression du Jitsu.
Le jitsu porte sur ses épaules (et Dieu sait qu’il y en a des épaules « jitsu »!) d’être perçu comme une manifestation gênante, un excès, qui a souvent comme expression des symptômes irritants et dérangeants. Pourtant, son rôle est primordial! Si l’on conçoit la pratique du Shiatsu comme l’art de la voie du milieu, l’art de faire l’équilibre entre le Yin et le Yang, il est essentiel -selon moi- de le considérer au même niveau d’importance ces deux composantes complémentaires que sont le Kyo et le Jitsu.
Dans le cadre de la pratique du Shiatsu, le Jitsu nous indique par son intervention dans nos vies que quelque chose ne va plus. Il utilise avec détermination les ressources de l’organisme pour manifester de façon singulière et personnelle des maux et symptômes, qui nous obligeront à nous questionner ou à faire le point sur notre mode de vie et nos habitudes. Cette intervention résolue du Jitsu ne mérite-t-elle pas notre respect et notre gratitude? Le Jitsu n’est pas uniquement un ensemble de symptômes, c’est carrément l’éveilleur de nos consciences. Dans cette optique holistique, le Jitsu devient l’émissaire du Kyo et non plus une contrariété, une nuisance mais bien une manifestation intégrale de l’intelligence du corps.
Apprendre à se mettre à l’écoute du Jitsu, c’est porter attention à la totalité de l’histoire du client, celui-ci ayant autant d’importance que le Kyo. C’est d’ailleurs grâce au Jitsu que nos clients prennent la décision de nous consulter. Juste pour cette raison, il est selon moi important de considérer le Jitsu comme un allier.
Le Jitsu, un messager à considérer en continu
Au cours des dernières années, il est devenu évident pour moi qu’il y avait une certaine contradiction à être attentif aux symptômes présentés par la personne cliente durant le bilan de santé et ne pas poursuivre, une fois sur le futon, par une écoute directe avec mes mains de la zone ou des régions douloureuses ayant été signalées lors du bilan de santé.
Riche de cette nouvelle perception de l’importance du Jitsu, j’ai cherché depuis à aborder les manifestations Jitsu du corps telles, tensions, raideurs, rigidité et douleurs comme des messagers à considérer « prioritairement » avant même de nourrir les aspects Kyo sous-jacents. Comprenez-moi bien. Je ne parle pas d’une dispersion « directe » du Jitsu, je parle ici d’écoute, ce qui est très différent à la fois dans l’application et l’intention qui la précède. Cette considération pour l’écoute du Jitsu est venue de cette observation que parfois, si le Jitsu n’est pas « écouté » en début de rencontre, (surtout si mon client est particulièrement Yang), les deux Kyo ne répondront pas (par la suite) avec la même réceptivité à mon intervention.
Pour vous aider à saisir l’importance d’être à l’écoute et de désamorcer le Jitsu en priorité, j’aimerais vous partager l’exemple que je donne souvent en classe: l’adolescent irritable.
L’adolescent irritable, une belle analogie du Jitsu!
Votre adolescent arrive à la maison, furieux et impatient, après une journée mouvementée à l’école. Il est manifestement en colère et l’atmosphère est chargée (Jitsu). Avant de pouvoir échanger sur la cause de ses frustrations, il peut être utile de lui offrir votre soutien en l’invitant à partager les sentiments qu’il ressent et en lui démontrant que vous êtes là pour lui et qu’il peut « lâcher » la pression sans peur d’être jugé.
Par la suite, une fois calmé, il sera possible de regarder avec lui les besoins et les aspects qui demandent à être adressés. Comprendre la source de cette frustration et de ses insatisfactions (Kyo) est primordial, mais il est aussi nécessaire en premier lieu, de recevoir la charge de frustration afin de désamorcer le débordement (Jitsu) pour ensuite soutenir les besoins non exprimés (Kyo).
C’est exactement pareil avec la dynamique Kyo/Jitsu, d’un patient qui est en phase aiguë.
En commençant par l’écoute du Jitsu, on crée un climat propice à une communication entre le corps du client et le thérapeute. Le fait de placer la main sur le Jitsu rassure le client, réduit son stress et lui donne l’impression d’être vraiment écouté.
Mettre la main avec conscience sur la zone Jitsu, c’est démontrer au corps du client que l’on veut véritablement comprendre ce qu’il veut communiquer au moment de la rencontre.
Comme déjà mentionné, le Jitsu nous indique que quelque chose ne va pas. Et oui, parfois dans certaines conjonctures, aller directement aux besoins (Kyo) fonctionne très bien, mais parfois, comme pour l’adolescent cité dans l’exemple, il est nécessaire pour certains clients d’être apprivoisés dans leurs aspects Jitsu, leurs permettant ainsi de relâcher le trop plein (Jitsu), pour ensuite permettre un accès plus facile aux aspects Kyo occultés.
Penser localement agir globalement!
Écouter le Jitsu et ensuite nourrir le Kyo, c’est désamorcer la tension, donner un support empathique ; c’est se montrer attentif à la raison pour laquelle le client consulte. Il est important de prendre quelques minutes pour attester, par notre toucher, que l’on reconnaît l’importance du malaise ou de la douleur du client.
Placer sa main sur le Jitsu, reconnaître son importance, l’inviter à lâcher prise en lui donnant l’écoute qu’il réclame parfois depuis des semaines est déjà un premier pas important. La qualité de votre présence témoignera de votre intention à comprendre ce que le corps vous communique, ce qu’il veut exprimer. Ça montre à votre client et à son corps que ce qu’il manifeste comme inconfort ou symptôme est important à vos yeux et que vous y êtes sensible. C’est un peu comme si vous vouliez voir les choses du même angle que le client. Cette écoute bienveillante et empathique est au-delà des mots. Elle permet souvent la mise en marche d’une ouverture bénéfique qui facilitera la communication entre le Kyo et le Jitsu.
Saviez-vous qu’une des raisons majeures pour laquelle les clients reviennent ou poursuivent leur cheminement thérapeutique avec un praticien est le sentiment d’avoir été compris et que celui-ci est réellement emphatique à ses besoins ?
Le client a toujours raison!
J’aimerais souligner ici, au risque de choquer, qu’il y a un nombre important de clients qui ne comprennent pas l’idée de travailler sur le gros orteil (points distaux) pour soulager un mal de tête!
Pour eux, un contact initial avec la région de la tête est ce qu’ils attendaient de l’intervention du thérapeute. Prendre quelques minutes pour sécuriser le client par un contact réconfortant à la base du crâne (Ve10, VB20) est une entrée en matière qui le sécurisera et lui permettra de s’abandonner de façon plus entière par la suite.
J’ai observé chez un nombre assez important de clients que même si j’expliquais l’importance du travail sur le Kyo (la source de leur condition), ceux-ci acquiesçaient poliment, mais l’explication demeurait pour eux souvent abstraite. Manifestement, ce qu’ils désiraient en priorité était que je m’occupe du Jitsu, de la zone douloureuse ou tendue, afin d’être soulagé au plus vite. C’est malheureux, mais il est courant qu’en phase aiguë, la demande première des clients c’est d’être soulagés de leurs symptômes, donc de la manifestation Jitsu.
En s’adressant en premier lieu à la région problématique (jitsu), le client perçoit que l’on prend en considération la motivation de sa visite (Jitsu), cela enclenche alors un processus de lâcher-prise, qui permettra habituellement, par la suite, une plus grande disponibilité au travail sur les aspects Kyo, aspects qui sont souvent insoupçonnés par le client lui-même.
Encore une fois, je ne dénigre pas l’importance du travail sur le Kyo, je veux simplement mettre en lumière l’idée qu’à notre époque où tout va vite (Yang), les attentes des clients sont souvent axées sur un soulagement rapide des symptômes (Jitsu). L’écoute active du Jitsu permettra souvent un mouvement initial de relâchement qui permettra ultérieurement l’ouverture et l’exploration des autres composantes (les Kyo inclus) en cours de session.
Comment être plus disponible au Jitsu?
Voici quelques pistes de réflexion à ce propos:
o Écouter le Jitsu, c’est par exemple, en début de rencontre, placer une main attentive sur la région lombaire douloureuse et être à l’écoute de la tension qui résiste ou se dissipe, c’est percevoir un léger mouvement dans le méridien de la Vessie se dirigeant des lombes vers la fesse.
o C’est de soutenir l’arrière de la tête aux points Ve10 et VB20 tendus, lors d’un mal de tête, et observer le relâchement graduel que ce support procure.
o C’est, dans le cas d’une sciatalgie, prendre contact avec VB30 du côté douloureux et laisser le muscle fessier se détendre et se relâcher.
o Écouter le Jitsu, c’est également essayer de comprendre comment sa présence influence la dynamique posturale du corps. Comment par exemple, l’épaule droite tendue vers le haut (trapèze supérieur) crée une seconde tension dans le milieu du dos (attache du trapèze inférieur). Saisir ce type d’impact sur l’équilibre postural peut être un ajout intéressant afin d’effectuer le travail ultérieur sur les méridiens.
Le Jitsu un guide précieux du reflet de la condition du client
Utiliser l’écoute du Jitsu comme entrée en la matière a l’avantage de me permettre de percevoir l’intensité et la magnitude du symptôme dont souffre mon client. Si, par exemple, mon client souffre de lombalgie et que je fais une écoute active de la région douloureuse Jitsu et qu’il n’y a aucune réaction favorable des tissus (relâchement, décontraction), je saurai alors que j’aurai à revenir à l’occasion -durant la rencontre- au Jitsu pour encourager le processus de détente de cette région. Si au contraire, il y a une réponse positive rapide de cette région, je sais qu’a priori il y a moins de résistance et que les échanges entre le Kyo et le Jitsu se feront de façon plus aisée et fluide.
Une règle utile à se rappeler est que plus le Jitsu est aigu ou chronique plus il est important de considérer un contact préliminaire avec lui. Un Jitsu aigu ou chronique est souvent le site d’une stagnation importante qui ne bronchera habituellement pas sans une intervention attentive et patiente de votre part.
Conclusion
Apprivoiser le jitsu est un processus qui ne demande pas de bouleverser votre pratique actuelle du shiatsu. Cette avenue vous invite simplement à explorer graduellement l’impact positif que cette écoute empathique aura sur la qualité de vos échanges avec vos clients.
J’espère que cet article vous aura permis de vous réapproprier l’emploi du Jitsu dans votre pratique et de lui redonner la place qu’il mérite dans son interaction avec le Kyo.
Partagez-moi vos commentaires et découvertes concernant vos apprentissages et soyez prêts à être étonné !
Merci Stephane ! Super article et la partie concernant l’ attente du patient est si vrai. Je crois que chaque thérapeute en début de carrière a tripoté le gros orteil en priorité pour des migraines voulant appliquer bêtement sa connaissance théorique à sa pratique, mais soulevant l’ interrogation silencieuse du patient.
Le Shiatsu est avant tout un soin manuel et le réconfort qu’apporte la simple apposition des mains suffit nettement qq fois aux soulagements, sans avoir à réfléchir à la stratégie de traitement à la manière d’ un acupuncteur.
Merci, Olivier pour ton commentaire. Content que ce questionnement à propos du Jitsu, est eu un écho chez toi. Je crois que c’est sain de se questionner sur les bases de notre art, ça maintient la pratique vivante. Qu’en penses-tu?
Merci Stephane pour cet article!
Ça me rassure beaucoup moi qui travaillait assez bien sur le jitsu le visualisant un peu comme un molosse protegeant son maître (désolé pour la comparaison) j’avais besoin de le calmer, le rassurer pour qu il me permette d’aller aider la partie vulnérable. Par contre je travaillais en dispersion et tes conseils sur l’ecoute me parlent beaucoup et ça me semble plus approprié. Je testerai ça dans ma pratique 🙂 merci encore
Bonjour Barbara 🙂
J’adore ton exemple du molosse protégeant son maître. En effet, il possible d’apporter un peu de douceur dans notre perception du Jitsu, car parfois le Jitsu est un grand molosse au coeur sensible 😉 . Ce que je te partage ici, est que notre perception d’une chose influence notre relation avec celle-ci. Voir le Jitsu comme un messager me permet personnellement d’intervenir auprès de lui avec plus de compassion et d’écoute. C’est la différence entre disperser et être à l’écoute. Je te souhaite une belle exploration de cette idée et n’hésites pas à m’écrire si tu as des questions.
Merci Stéphane, pour ce rappel si important, la voie du milieu, et l’un et l’autre plutôt que le manichéisme du kyo d’abord, jitsu ensuite… Lors de notre session en résidence avec Ohashi senseï pour le diplôme de praticiens nous avons effectivement exploré cette approche, travailler d’abord sur le jitsu…
Écouter le jitsu c’est effectivement prendre en considération le client et son appel, l’urgence, puis vient ensuite l’écoute du tréfonds…
Bonjour Anne-Marie,
L’écoute du Jitsu contient un potentiel thérapeutique formidable, et je ne suis pas étonné que sensei Ohashi vous ait invité à explorer son écoute durant votre session de résidence. Comme vous le mentionnez, la voie du milieu est la plus sûre même si parfois elle nous remet en question et nous oblige à sortir de notre zone de confort.
Je vous souhaite une belle exploration et au plaisir de vous relire.
Bonjour,
Bel article. J’ai l’impression en lisant de sentir les mains rassurantes se poser sur le Jitsu pour détendre.
En 3ème année de formation, j’ai déjà eu l’intuition de faire comme ça et ça fonctionne!
Bonjour Sandra,
Il y a de ces intuitions qui nous guident et nous enseignent bien au-delà des livres. Longue vie à votre intuition et je vous souhaite encore plusieurs belles découvertes!
Merci Stéphane, super intéressant cet article sur le shiatsu, je le partage sur mon site car effectivement dans notre clientèle, souvent les clients s’interpellent de notre intervention souvent à l’opposé de ce qu’ils pensaient et l’exemple cité dans ce récit est très suggestif aussi 🙂 merci pour toutes tes bonnes infos sur le shiatsu 🙂
Bonjour Elisa,
Merci pour ton appréciation de l’article. Je crois que notre pratique du shiatsu doit s’adapter aux besoins correspondants à l’époque où il est utilisé. Nous sommes dans un monde où tout va vite et nous devons être capables d’être à la fois congruents avec notre héritage, et à la fois à l’écoute des besoins de notre clientèle.
Merci beaucoup pour le partage sur ton site, c’est fort apprécié!
Merci Stephane !
En médecine chinoise c’est une réalité qui se confirme tous les jours en cabinet: s’occuper des douleurs et des tensions souvent en premier lieu, avant les racines ou en parallèle. Les patients se sentent écoutes mais aussi quand la douleur relâche, alors on accède a la profondeur que le corps pouvait masquer. Comme les couches d’un oignon, parfois il faut être patient pour parvenir aux vides…
Toujours enrichissant de te lire…
Bonjour ma Française la plus Québécoise que je connaisse 😉
Je suis tout à fait d’accord avec toi, que l’écoute des tensions et des douleurs de nos clients est une clé majeure afin de créer un lien de confiance avec eux. Merci de ton commentaire et bonne continuité dans ta pratique.
Un immense merci pour cet article. Je suis tout à fait d’accord avec cette façon de voir les choses! En crise aigüe, nous avons tous besoins d’exprimer ce qui se passe afin de pouvoir influencer notre cerveau rationnel. L’écoute, l’écoute, l’écoute! Merci, merci!
Bonjour Suzie,
Je crois que l’une des raisons de la popularité des approches alternatives, c’est justement le fait que nous avons et prenons le temps d’être à l’écoute de l’autre. C’est une richesse formidable, qui fait effectivement une nette différence dans la qualité du lien avec nos clients. Merci de votre commentaire Suzie et bonne écoute! 😉
Bonjour Stéphane et merci pour ce commentaire fort intéressant.
Je ne me souviens pas, dans ma formation, que notre enseignant ait tant disserté sur le Kyo et le jitsu, pour cela ton discours me semble très « pointu ». Pour autant à te lire, je me dis qu’en fait il nous faut « prendre » notre client là où il en est au moment où il se présente à nous et effectivement si c’est le trop plein qui de manifeste il faut l’accueillir pour ensuite s’occuper du manque. Au final notre action aura contribué à équilibrer la circulation de l’énergie, à trouver la fameuse voie du milieu.
Merci encore pour ton partage.
Merci pour cet article à propos du Jitsu. J’utilise cette approche depuis des années, toujours avec l’impression d’aller à l’encontre de mes maîtres.
J’ai choisi cette façon de travailler après un sérieux accident de voiture qui a fait en sorte que j’ai souffert de douleurs articulaires pendant des mois. Ainsi, j’ai compris qu’une personne qui souffre est dans une telle situation de faiblesse physique et psychologique qu’elle va être très affaiblie par la douleur et notre traitement ne pourra « aboutir » à la soigner si on ne soulage pas ses douleurs d’abord. Merci, maintenant je sais que ma démarche est correcte.
Merci pour votre commentaire! En effet, il est bien d’avoir dans sa boite à outils différentes perceptions et conceptions des choses. Je demeure persuadé que le travail du Kyo en priorité est une clé importante de nos interventions, mais, comme vous avez pu le constater vous-même, le travail sur le Kyo doit être une possibilité et non pas un absolu. Être ici et maintenant, et s’ajuster aux besoins de notre receveur est plus important qu’une théorie, peu importe la valeur de celle-ci. Bonne poursuite dans vos découvertes!